mercredi 29 juillet 2015

Penser le fragile et l’incertain en vue d’une société vive, Olivier Frérot, Luc Gwiazdzinski Libération, 28 juillet 2015

Penser le fragile et l’incertain en vue d’une société vive
Olivier Frérot, Luc Gwiazdzinski
Libération, 28 juillet 2015
http://www.liberation.fr/societe/2015/07/28/penser-le-fragile-et-l-incertain-en-vue-d-une-societe-vive_1355271

« Habiter, c’est à chaque instant bâtir un monde où avoir lieu d’être. 
Bâtir, c’est gouverner, non administrer »
Henri Maldiney

Chaque jour qui passe nous apporte son lot de dysfonctionnements de nos institutions publiques, que ce soit pour les projets d’aménagement ou d’équipement (aéroport Notre-Dame des Landes, barrage de Civens, Center parc de Roybon, ferme des mille vaches…), de durcissement des fonctionnements (à l’hôpital, à l’école, à la sécurité sociale, …) de scandales politico-financiers, d’autoritarisme croissant (droit des étrangers, …) ou de déni de démocratie (fusion des Régions, Grèce, …). Souvenons-nous de la panique suscitée il y a quelques mois par le survol de nos centrales nucléaires - symboles de la puissance de nos industries et de l’Etat- par de fragiles drones dont on ne sait toujours rien. Force des images et des imaginaires.

Ces mauvais fonctionnements se sont multipliés et nous n’exagérons plus en parlant de la déliquescence des institutions de notre République. Passé le temps du désarroi et de la sidération, il est indispensable de penser ce qui leur arrive, pour imaginer une vision nouvelle de cette métamorphose profonde de notre société. Ainsi pourrons-nous comprendre pourquoi nos institutions publiques ne peuvent plus y répondre, et chercher activement d’autres voies en ouvrant grands nos yeux, nos intelligences et notre sensibilité à l’affut des signaux faibles.

Rappelons tout d’abord que nos institutions issues de la modernité sont essentiellement fondées sur la foi en la science et la raison, qui irrigue nos philosophies depuis quatre siècles. Mais, cette croyance est fortement affaiblie en ce début de 21ème siècle, du fait de la faillite des idéaux liés au Progrès et des catastrophes environnementales. Elle l’est également par la découverte progressive de l’incomplétude radicale des mathématiques, donc de toute science et par conséquent de toute modélisation alors même que ce processus s’est imposé partout dans les politiques publiques et chez les financiers, gestionnaires et juristes qui contrôlent les organisations.

Les difficultés actuelles de la conduite des grands projets d’aménagement illustrent de façon paradigmatique la paralysie des corps techniques de l’État qui furent les fleurons des institutions républicaines. Cette paralysie vient de la non-prise en compte de l’évolution profonde de la société. Cette dernière se retrouve de moins en moins dans une vision de toute-puissance de la technique, de la science, du droit, et de la finance incarnée par ces institutions, qui se montrent de fait incapables d’inventer de nouvelles méthodes intégrant les contradictions dynamiques de la société. Nos institutions ont désormais perdu, au sens propre, leurs raisons d’être. Ne sachant/pouvant plus innover sur le plan sociétal, elles sont souvent gangrenées par le clanisme et habitées par le cynisme de leurs dirigeants et de leurs experts. Il paraît désormais impossible de les réformer sans aller à leurs racines, là où se trouve la croyance en la puissance opératoire de la science et de la raison. Mais ces racines sont irrémédiablement dévitalisées.

A contrario, il apparaît indispensable de regarder ce qui est en train de naître en dehors ou à côté des institutions qui s’effondrent. Ces émergences basées sur la discrétion, la fragilité, la simplicité, l’ouverture, le partage et la solidarité, accueillent également l’incertitude structurelle et structurante de notre quotidien. Ainsi en est-il, entre autre, de l’économie sociale et/ou solidaire qui inaugure une économie renouvelant les solidarités et les coopérations au sein de notre société et qui préfigure de nouvelles formes organisationelles, a priori moins pérennes, car renonçant à la maîtrise et à la toute-puissance. Partout dans le monde, on assiste également à l’apparition de nouvelles formes de mobilisations et d’organisations souvent temporaires. Elles sont le fait de collectifs mixtes, d’artistes, de professionnels ; de citoyens qui innovent au quotidien, fabriquent des situations au sens de Guy Debord et contribuent à l’émergence d’un espace public du faire. Elles se situent souvent dans l’entre-deux, le tiers, le hors là et le hors les murs, loin des enceintes et cénacles institutionnels. Elles s’affirment sur la toile et s’incarnent dans les rues, sur les places dans une « esthétique de la débrouille » du bricolage et de la palette, entre désobéissance, résistance et mobilisation citoyenne, dynamique politique et jeu, design de situations et transgression, clandestinité et mise en scène spectaculaire, frugalité et ambition, jardinage et révolution. 

Ces mobilisations, collectifs hybrides, nouveaux assemblages, configurations et territorialités temporaires et éclatées qui émergent derrière le décor chancelant d’institutions à bout de souffle, confirment la fin de la période dite Moderne et le basculement vers un monde plus ouvert et incertain où des mots comme improvisation ou sérendipité prennent un sens. D’autres organisations vont sans doute émerger de cet en-commun qui apparaît, à bas bruit, dans l’horizontalité de la société. Fondées sur la non-puissance et la non-permanence, elles seront plastiques, malléables et en transformation continuelle.
Ces évolutions nous obligent déjà à investir des modes de pensées qui mettent la science et la raison à une place seconde par rapport à la vie, et à l’existence, là où les paradoxes règnent et où le discours rationnel cède la place à la sensibilité, à l’art et à la poésie. Certaines philosophies existentielles et relationnelles anciennes, trouvent des prolongements chez les penseurs contemporains qui veulent prendre à bras-le-corps et tenir ensemble les contradictions de notre monde, sans oblitérer les apports des débats philosophiques des dernières décennies. Ces philosophies de la liberté, de l’advenir, et de l’impossible qui s’enracinent dans des pensées de l’existence et de l’indicible, retrouvent aujourd’hui un espace de déploiement inattendu et ouvrent des chemins inédits pour la pensée et pour l’action à travers l’incertitude et l’incomplétude de notre monde. Elles nous permettent de comprendre les nouvelles solidarités qui se tissent discrètement dans la profondeur de notre société. Les valeurs qui les sous-tendent ne sont plus fondées sur la croyance en la maîtrise et la puissance de la technique et de la science, mais sur la confiance en l’altérité, c'est-à-dire sur les relations fluides et imprévisibles qui relient les humains entre eux et, au niveau de notre planète, les humains, les vivants et les choses, ouvrant le moment écologique dans lequel nous sommes entrés.

Pour penser ces nouvelles organisations, il faut nous tourner vers des philosophies pour lesquelles la vie et l’existence priment sur la science et la rationalité. Il en sera de même de la sensibilité, de l’art et de la poésie vis-à-vis du discours totalement objectivant. Nous devons aller à la découverte d’une nouvelle anthropologie qui tienne ensemble l’Un et le Multiple afin de nous ouvrir sans peur à l’altérité, inventer de nouvelles philosophies politiques, où l’individuel et le collectif, le je et le nous, s’articulent et s’épaulent, de telle sorte que l’un et l’autre s’épanouissent toujours davantage dans la joie de l’hospitalité de la diversité. Les visages multiples, qui s’exposent désormais en permanence dans notre quotidien, nous invitent à partager un nouveau Grand Récit commun, qui raconte l’aventure de notre humanité, un cheminement toujours neuf, qui se parcourt dans la vivacité collective, qui retrouve le goût de la confiance et qui conduit au pays de l’amitié. 


Olivier Frérot est ingénieur des Ponts et Chaussées. Vice-recteur de l’UCL à Lyon. Il vient de publier « Solidarités émergentes, institutions en germe », 2015, Chroniques sociales et « Nos institutions publiques à bout de souffle », 2014, Centre littéraire d’impression provençal. Luc Gwiazdzinski est géographe, enseignant-chercheur en aménagement et urbanisme à l’IGA, responsable du Master Innovation et territoire, Université Joseph Fourier, Grenoble.

samedi 4 juillet 2015