vendredi 29 mars 2013

Carte postale du 21e arrondissement ou L’invention du périphérique



Carte postale du 21e arrondissement
ou L’invention du périphérique

Par Luc Gwiazdzinski, géographe


"La syntaxe urbaine affranchit."
Daniel Payot


Un proverbe gitan nous a avertis : "Ce n’est pas la destination mais la route qui compte". Le boulevard périphérique n’est pas un simple ruban de béton et bitume émetteur de nuisances. C’est un monument, un rite, un symbole et un mythe qui cristallise les enjeux d’une société paradoxale en mouvement. L’objet médiatique fait partie d’une géographie radiophonique familière de la France routière aux côtés de la "patte d’oie d’Herblay", du "Tunnel de Fourvière" ou du centre de "Rosny-sous-bois". À la fois coupure et couture, barrière et ouverture, porte d’entrée et possible échappée, le périphérique est paradoxe. C’est un monde à découvrir, un territoire et une frontière intérieure à investir, un imaginaire et un terrain d’aventure exceptionnel pour les acteurs de la fabrique urbaine, les artistes et toutes celles et ceux qui voudront bien l’explorer en acceptant de changer de regard. Le périphérique nous invite à être, à habiter, à exister, c’est-à-dire à "avoir sa tenue hors de soi, dans l’ouverture". Expérience sensible et dépaysement garantis.

Un territoire à explorer
Perdu quelque part entre l’intra-muros et le hors les murs, la ville-musée et la banlieue en mutation, le périphérique est une route particulière, de celles qui étourdissent et désorientent, séparent et relient. Cette infrastructure de transit qui tourne et contourne un centre qu’elle évite est aussi un territoire habité. Aux 35 km du contournement s’ajoutent les échangeurs et les bretelles, soit un réseau de près de 90 km pour une superficie totale de 1 680 000 m². Le "21e arrondissement" de la capitale dispose d’un bon niveau d’équipements avec 5 centres commerciaux, 13 parkings, 22 stations-service et 28 hôtels associés.

Un paysage en mouvement
Cette route est un paysage visuel et sonore construit pour et par la voiture. Le fleuve gronde et on l’entend de loin. Bordé de plusieurs milliers d’arbres, l’anneau à demi enterré qui passe sous un lac, un bois et une forêt compte une cinquantaine d’hectares d'espaces verts, fleuris et boisés et abrite quelques lapins visibles sur les pentes des sorties Muette ou Maillot. C’est aussi un paysage en mouvement, une mine de points de vue sur la ville et sur quelques totems ou monuments inscrits dans nos mémoires : Bercy 2, les cheminées des usines de traitement, un pont avec ses faux airs de Golden Gate à San Francisco, l’immeuble de TF1 qui renvoie à la lanterne magique, les grands Moulins de Pantin, les publicités et enseignes rouges de la ville-écran et tant d’autres objets et bâtiments mis en paysage par le parcours.

Une expérience à vivre
En regardant à travers le pare-brise, on se sent partie prenante d’une histoire urbaine qui dépasse Paris et rejoint d’autres skylines d’un copier-coller métropolitain mondialisé. À la fois ici et ailleurs, dans une étrange expérience cinétique. Comme au cinéma, on tourne autour de Paris, coincés dans nos bulles, coupés du monde réel et suspendus au-dessus de la route sur un toboggan de bitume. Assis dans nos voitures, entre vision panoramique et traveling avant permanent, chacun est à la fois spectateur et acteur du film de la ville lumière.


Des peuplades à découvrir
Plus de 100 000 personnes résident le long du tracé et subissent les nuisances. Parmi eux, les moins chanceux, les naufragés, sans domicile fixe, qui campent sur les bas-côtés. À ces résidents permanents s’ajoutent près de 325 000 "habitants temporaires" ou "périphiens" qui habitent l’espace et le temps de la mobilité. On repère d’abord la noblesse avec ses chauffeurs routiers et leurs camions aux plaques d’immatriculation exotiques. Ils vous regardent de haut mais pèsent si lourd que l’on évite de les provoquer en "duel". On ne peut échapper à la majorité, les habitués comme des poissons dans l’eau dans leurs déplacements quotidiens, surtout s’ils filent et se faufilent en scooter. Les occasionnels venus de plus loin connaissent mal le territoire et ses pratiques. Moins rapides, moins fluides, ils ont du mal à anticiper, à se glisser dans le flux et sont vite identifiés et chahutés par les impatients. Les anges gardiens forment une peuplade hétéroclite composée de policiers, de patrouilleurs et de dépanneurs. Ils sont craints ou attendus comme des sauveurs. Les nettoyeurs entretiennent la route et ses abords. À toutes ces peuplades qui habitent et cohabitent le long du boulevard, il faut ajouter la figure renouvelée de l’"auto-stoppeur", toujours prompt à s’inviter dans votre véhicule.









Des coutumes à éprouver
Dans cet embouteillage quasi-permanent, le "périphien" s’énerve car "ça n’avance pas", poursuit son activité car "il n’a pas de temps à perdre" ou bien rêvasse. La radio est son amie, un lien avec le monde à peine moins dangereux que le téléphone portable, les sandwichs, la bouteille d’eau, le paquet de gâteaux ou le sac de sucreries. Le matin, la voiture est souvent la continuité du domicile avant de devenir l’extension du bureau. Le rétroviseur fait office de miroir, les coffrets de maquillage tiennent en équilibre et les pinces à épiler s’invitent dans les narines alors que les miettes de croissant s’éparpillent sur les sièges. L’habitacle modulaire du véhicule passe du statut de salle de bain à celui de bureau, de celui de cuisine à celui de chambre à coucher, de la fonction de transport amoureux à celle de salle de cinéma avant de s’hybrider en baraque foraine et de finir en ménagerie ou en cirque avec la présence d’animaux familiers.

Un développement à venir
En parcourant à leur tour le périphérique, en y inscrivant leurs œuvres, les artistes vont le magnifier. En l’immortalisant, en collectant des images et des témoignages, ils vont le folkloriser et transformer l’objet en monument, le rite en patrimoine et les habitants en personnages. Ils vont faire surgir de nouvelles représentations, contribuer à une poétique de la route, créer une certaine esthétique du non-lieu, se rapprocher du terrain et des gens pour mieux mettre à distance et en scène. Ce faisant, ils feront sans doute surgir un périphérique à la fois plus froid et plus glamour, lui-même et son double spectaculaire. Ils vont inventer le périphérique comme d’autres avant eux ont inventé la montagne ou le rivage avant leur mise en tourisme. À l’image de la Route 66 et de la nationale 7, le périphérique aura bientôt ses nostalgiques, ses objets souvenirs cultes, ses pèlerinages et ses foules de touristes bigarrés. Quarante ans, c’est un peu trop jeune pour être enterré. Par contre, c’est un bon âge pour accéder au statut de réseau iconique ou d’icône réticulaire.
En incorporant pleinement le périphérique, en cherchant à le ré-enchanter pour mieux le dépasser, Paris ne fera qu’incorporer un bout d’elle-même, la richesse et la dynamique de ses marges.
Bonne visite et à vos cartes postales.


Luc GWIAZDZINSKI est géographe.
Enseignant-chercheur en aménagement et urbanisme à l’Université Joseph Fourier de Grenoble il est responsable du master Innovation et territoire et président du Pôle des arts urbains. Il oriente ses enseignements et ses recherches sur les questions de métropolisation, de mobilité, d’innovation et de chrono-urbanisme. Expert européen, il a dirigé de nombreux programmes de recherche, colloques internationaux, rapports, articles et ouvrages sur ces questions avec l'économiste Gilles Rabin : Urbi et orbi, 2010, l’Aube ; La fin des maires, 2007, FYP ; Si la route m’était contée, 2007, Eyrolles ; Nuits d’Europe, 2007, UTBM, Périphéries, un voyage à pied autour de Paris, 2007, l’Harmattan ; La nuit dernière frontière de la ville, 2005, l’Aube ; La nuit en questions (Dir.), 2005, L’Aube ; La ville 24h/24, 2003, l’Aube (…) /

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Photos: Ludovic Maillard (2) et Pieter Louis( 1 et 3) / Babel photo